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Pérégrination d’un apprenti gilet-jaune. Episode 3 : le brouillard
Article publié le 14 avril 2021

Dimanche 19 février 2019.
Toujours vivant.
J’ai eu le plaisir de faire la rencontre d’un petit patron portant le jaune hier, à l’approche des Champs. Je n’aurais jamais cru avoir une discussion militante avec ce genre de profil, ce fut très intéressant.

Pérégrinations d’un apprenti gilet-jaune.
Épisode 3 : le brouillard.

Dimanche 19 février 2019.

Toujours vivant.
J’ai eu le plaisir de faire la rencontre d’un petit patron portant le jaune hier, à l’approche des Champs. Je n’aurais jamais cru avoir une discussion militante avec ce genre de profil, ce fut très intéressant. Le type m’a expliqué avoir découvert en 2006 ce qu’était le capitalisme, quand on lui a subtilisé (je n’ai pas trop compris comment) sa boite, et qu’il a vu ses salarié.es accepter de bosser dans de moins bonnes conditions (découvrant ainsi l’exploitation et l’aliénation).

En s’approchant "sauvagement"1 des Champs, et en réussissant à s’y infiltrer, on a eu le non moins plaisir de voir les forces de l’ordre nous demander de "prendre le métro", entendre, de dégager de là. J’ai alors tenté un petit trait d’humour : "Qui vous dit que je ne souhaite pas me rendre chez Hugo Boss pour m’acheter un plus beau gilet jaune ? Vous m’empêchez de consommer, et ça ce n’est pas gentil." Réception moyenne…

Nous avons été chassé.es, puis nous avons tenté notre chance ailleurs. Les gendarmes mobiles (je ne portais plus le jaune) nous ont expliqué que personne ne pouvait passer. Dans le même temps, une jeune femme a pu rentrer. Le fait d’être une belle et jeune femme doit aider à consomme sur cette sordide avenue... A moins que cela ne soit mon bonnet agrémenté d’une étoile rouge cousue main qui n’aide pas... Je ne sais pas trop…
On tente notre chance sur une autre rue. La voie est ouverte. On passe, je renfile mon gilet. Mais plus personne portant ma couleur sur les Champs. Nous avons alors pris la décision de partir.

Bilan : On a fait chier aux pieds de la tour Eiffel, on s’y est rendu visible aux yeux des touristes. Mais nous n’avons pas réussi à faire chier sur les Champs. Tant pis.

Petite question :
Mardi, alors que 300 000 personnes arpentaient les rues, en étant pour la plupart grévistes (différence fondamentale avec les manifestations du samedi, sacrifice plus conséquent donc), quelle fut la couverture médiatique de l’événement de la part des médias dominants ?

Samedi, très nettement moins de gens dans les rues, quelle fut la couverture médiatique de l’événement ?

Ce ne sont que des questions rhétoriques, la réponse est parfaitement connue.

Les médias dominants veulent des images qui choquent, du sang, des vitrines cassées, des échanges de pierres/lbd/lacrymos. Cela fait davantage d’audimat qu’une manifestation classique encadrée par des SO performants (même les anti CGT ne peuvent pas faire autrement que de le reconnaître) et donc nettement moins violente.
Mes samedi seront pour la plupart occupés jusqu’à la fin du grand débat, même si j’ai découvert mon état asthmatique récemment et que respirer de la lacrymo n’est pas franchement recommandé. Le jaune rend médiatiquement et politiquement visible des gens qui ne l’étaient pas. Tout ce que ne fait plus ou ne parvient plus à faire le rouge. Je ne suis pas près de l’abandonner.

Dimanche 24 février 2019.

J’ai inauguré hier mes premiers coups de matraque en manifestation. 5 au total.

Avec des collègues on a rejoint le cortège pas loin de la fin et on a défilé jusqu’au Trocadero. Au bout de 5 minutes sur la place, un type de M6 veut m’interroger sur la journée. Ma réponse : "J’ai défilé 30 minutes, je ne suis peut être pas le mieux placé pour causer". Puis on voit un mouvement de foule, une quinzaine (et encore) de CSI2 foncent dans notre direction, à la poursuite de ce qui semblait être des blacks blocs.

Va savoir pourquoi, je décide de les rejoindre au pied d’une statue3 où ils se sont retranchés tant bien que mal en leur disant de dégager car ils y mettaient tout le monde en danger. Les pierres commençaient à arriver, les tirs de LBD bien tendus partaient, de même que les grenades de dés-encerclement à 10 mètres sur ma gauche. Le bleu me répond : "on tiendra on est courageux". Ils ont attrapé un membre du black bloc (visiblement), lequel était ensanglanté.
Son collègue situé sur sa gauche me signifie avec « délicatesse » que je dois dégager. Je vois une pierre à mes pieds, je dis au flic de la mettre de son côté pour pas qu’elle ne soit ramassée. L’un des leur venait d’en prendre une dans la tête, heureusement qu’il était casqué.

Un type en jaune, lui aussi bien intentionné, arrive par derrière moi (sur ma droite) et balance un coup de pied dans le bouclier du bleu à 1 mètre de moi. J’essaie de le virer. Le gentil gardien de la paix m’envoie alors quatre coups de matraque (avant bras gauche, main droite, cuisse gauche et cuisse droite). Je reste encore relativement calme en lui disant que je n’ai rien fait. Ce qu’un autre type en jaune confirme. Et là, bam, un bleu vient par derrière et m’envoie un bon coup de matraque sur l’arrière du crâne.

Un flash me gagne, je reste debout, les jambes branlantes, sonné. Des medics me tirent vers l’arrière, alors que par un réflexe de boxeur à la con j’essaie d’avancer pour en découdre avec la flicaille. Heureusement qu’ils m’ont retenu, sans quoi je finissais à l’hosto ou en GAV.

A l’arrière je me calme un peu, même si je suis encore dans un état second. Puis je vois un groupe de CRS retranché.es sur la droite, à côté d’une sorte de kiosque4. J’y vais seul, les mains en l’air. Je balance mon masque par terre et viens les engueuler. On m’invite à dégager, je retourne l’invitation en les insultant de je ne sais plus trop quoi. Puis je m’en vais, dégoûté.

Morale de l’histoire :
- Ne plus essayer de s’interposer entre énervé.es. Rester en arrière, à l’abri.
J’ai une bonne grosse bosse derrière le crâne, et une cuisse qui a pris des couleurs. Plus de peur que
de mal.
- Continuer de manifester !
Dimanche 17 mars 2019.

J’ai passé hier deux heures sur les Champs, entre 15h30 et 17h30 environ. Ce qui va suivre est ce que je pense aujourd’hui, et c’était impensable que je puisse le penser il n’y a ne serait-ce qu’un an. Cela peut choquer, tant pis. C’est sincère.

En voyant le Fouquet’s brûler5, j’ai rigolé et pris un immense pied. Je n’ai rien cassé, rien volé et rien balancé aux flics. Je trouvais d’ailleurs plus sain de brûler ces marchandises de merde.

La fin de manifestation fut tendue, j’ai craint de me faire de nouveau matraquer, mais rien. Tant mieux. Je passe les péripéties.

Après avoir été nassé et gazé, le groupe dans lequel j’étais et qui comprenait notamment des personnes âgées s’est réfugié contre un mur sur recommandation d’un flic. On y a attendu quelques minutes avant d’avoir l’autorisation de sortir. Entassé.es, face à nous se trouvaient la BAC et les CRS. Je suis de nouveau allé au "contact". J’ai posé plusieurs fois une question en parcourant le regards des flics : "Vous n’avez pas mal à l’âme ?". Les regards fuient quand ils croisent le mien, sauf celui d’un type de la BAC qui se pose sur moi. J’ai soutenu son regard une petite dizaine de secondes. Il a baissé son cache visage. On a parlé et ça m’a soulagé.

Je lui ai parlé de nos salaires, probablement équivalents (quoique), du saccage à venir de nos retraites. Je lui ai parlé de l’utilisation que des raclures faisaient de lui et de ses camarades. Il m’a parlé de casseurs à l’intérieur des gilets jaunes, je lui ai dit calmement que je n’avais rien cassé, mais que voir le Fouquet’s brûler, j’applaudissais. Nos deux salaires réunis ne nous permettaient pas de s’y réunir une soirée (enfin j’imagine). Je lui ai dit que celles et ceux qui y allaient détenaient le vrai pouvoir (il n’est pas à l’Élysée) et nous méprisaient. Il m’a expliqué qu’il n’était pas d’accord et que beaucoup de petits commerces avaient été saccagés. Je l’ai reconnu. Mais sur les Champs, il n’y avait pas de petits commerces6. Il m’a dit être là pour protéger les biens et les personnes. Je lui ai dit les personnes. Les biens on s’en fout. Quand l’un.e de ses camarades brûle c’est dramatique, quand l’un.e des mien.nes perd un œil, c’est dramatique. Je lui ai dit que le vrai chant ce n’était pas "tout le monde déteste la police", mais "la police avec nous". On a fini la discussion par un « bon courage pour la suite ». Ils nous ont laissé nous en aller dix minutes plus tard.

J’avais besoin de renouer un contact humain avec un flic, et j’ai pu le faire.

Je suis cependant inquiet.
- A titre personnel : quand je mesure le chemin que j’ai pu parcourir en l’espace d’un an au niveau de mon engagement militant et de mon rapport à la violence et à la légalité, j’ai un peu peur de poursuivre mon évolution vers quelque chose de moins acceptable à mes yeux d’aujourd’hui (un violent, un militant borné et qui ne prend pas en compte la parole d’autrui...).
- A titre collectif : RT qui est applaudi7 face à des éditorialistes qui ne se remettent pas en question, des lynchages (journalistes, casseurs et casseuses, flics), un pouvoir qui continue sa fuite en avant liberticide (au niveau des libertés publiques) et libérale (aux niveaux social et économique), c’est déstabilisant.

Qu’en sera-t-il de nous dans dix ans ?

Par Han Ho Nim.